Journal

Le journal (2019-2022) était une exploration mensuelle de l'actualité. Elle me permettait d'interroger les notions de propriété, de production, de technique, mais aussi les phénomènes collectifs et l'exercice du pouvoir. En les confrontant, j'avais l'ambition de faire émerger une critique des structures et des mécanismes de production de la vulnérabilité et d'identifier des bonnes pratiques. Bonne lecture.

Entrée n°26

La pénurie de lait infantile aux États-Unis se poursuit après un pic au mois de mai, et ce malgré la mise en place de mesures d'exceptions par le gouvernement. De multiples facteurs sont avancés, parmi lesquels le manque de main d’œuvre et les ruptures dans les chaînes d'approvisionnement en matières premières venant de Chine en raison de la pandémie de Covid-19, l'inflation qui pousse les famille à faire des réserves de produits essentiels, mais surtout l'arrêt de la production d'un des plus grands fournisseurs étasuniens, Abbott Nutrition, incriminé dans des cas d'infections aux cronobacters. La situation, qui touche particulièrement les plus précaires, profite aux entreprises européennes comme Danone et Nestlé qui ont multiplié les expéditions vers les États-Unis. Chaque scandale sanitaire permet au marché de se recomposer et constitue de fait une opportunité pour les multinationales de l'agroalimentaire. En 2008, la commercialisation en Chine de lait infantile frelaté à la mélamine a provoqué l'hospitalisation de dizaines de milliers de nourrissons et l'effondrement de la production nationale. Les industriels européens (comme le breton Sodiaal) ont alors tenté d'inonder le marché chinois à grands renforts d'investissements et de partenariats, avant de déchanter. L'émergence d'un leader national (Feihe) face à une concurrence laminée, l'impact de la pandémie sur les expéditions de lait infantile européen et la baisse durable de la natalité chinoise ont calmé leurs appétits. D'autant que le secteur agroalimentaire européen n'est pas exempt de scandales. En 2017, la vente pendant plusieurs mois de lait infantile contaminé à la salmonelle provoque des dizaines d'hospitalisations et son producteur, Lactalis, est accusé d'avoir voulu dissimuler son implication. Une enquête est toujours en cours.

Fin avril, l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) s'inquiétait de l'augmentation remarquable des cas de rougeole dans le monde sur les deux premiers mois de l'année, par rapport à 2021. L'institution avance plusieurs explications, notamment « (l)es perturbations liées à la pandémie, l’aggravation des inégalités en matière d’accès aux vaccins et la réaffectation des ressources destinées à la vaccination de routine ». Venant confirmer ces inquiétudes, des épidémies de maladies résurgentes et des cas rares de contamination à des virus exotiques ont été signalés le mois dernier. Le continent africain a été particulièrement touché par des épidémies de rougeole au Liberia et de choléra en Zambie et en Tanzanie, tandis que le Mozambique a déclaré un cas de poliovirus sauvage étranger au continent. En avril, les autorités sanitaires de la province d'Ituri en République Démocratique du Congo ont déclaré la neuvième épidémie de peste bubonique connue de la région, dont la propagation aurait été facilitée par les déplacements de populations qui se sont multipliés dans cette région particulièrement instable. Trois cas mortels d'Ebola ont également été confirmés dans l'ouest du pays. Dans le même temps, le pays est confronté à la rougeole, à la variole du singe, à la fièvre jaune, mais aussi à des cas de poliovirus dérivé de vaccins, alors qu'une cinquième vague épidémique de Covid-19 se profile à l'horizon. En Europe, c'est la multiplication de cas de variole du singe qui a fait l'actualité épidémiologique. Un mois après la découverte du premier patient atteint par la maladie au Royaume-Uni, plus de mille contaminations ont été confirmées à travers le monde, essentiellement hors des régions d'Afrique équatoriale et de l'Ouest où le virus est endémique. La variole du singe aurait profité de la faible couverture vaccinale contre cette famille de virus pour se propager. La variole étant considérée comme disparue depuis 1980, son vaccin n'est plus systématiquement administré depuis plusieurs décennies.

Échos de la mondialisation

« Le grand transfert de rebut arrive. (...) On estime que l'ensemble des canadiens héritera d'un milliard de dollars au cours des dix prochaines années - le plus grand transfert de richesse de l'histoire. Mais tous ces portefeuilles d'investissement et ces biens immobiliers (...) s'accompagneront de piles et de piles de trucs dont on ne saura pas quoi faire. » Erin Anderssen, journaliste

« Haïti devient le premier et le seul pays à voir plusieurs générations de descendants d’esclaves verser des réparations financières aux héritiers de leurs anciens maîtres. (...) C’est ce qu’on appelle souvent “la dette de l’indépendance”. L’appellation est cependant trompeuse. C’était une rançon. (...) D’après nos calculs, Haïti a déboursé environ 560 millions de dollars en valeur actualisée. » Catherine Porter, Constant Méheut, Matt Apuzzo et Selam Gebrekidan, journalistes

Entrée n°25

Entre 2015 et 2019, la moitié des grossesses dans le monde n'auraient pas été choisies délibérément, près des deux tiers de celles-ci se seraient soldées par un avortement, dont près de la moitié réalisés de manière non médicalisée, ces derniers constituant une des causes principales de mortalité maternelle. C'est, en résumé, le constat dressé par le Fond des Nations Unies pour la population (UNFPA) dans son rapport sur l'état de la population mondiale 2022, qui pose cette question : qu'est-ce qu'un taux élevé de grossesses non désirées dit du rapport de nos sociétés aux femmes ? Un premier élément de réponse est fourni par le compte des préjudices et des coûts d'opportunité des grossesses non-désirées pour les individus et la société, qui seraient « inquantifiables » selon L'UNFPA : risques pour la santé mentale et physique (en particulier celle des survivantes de violences), exclusion de la vie sociale et politique des mères, rétrécissement des perspectives éducatives et économiques pour les familles dépendantes des salaires, stigmates pour les générations suivantes, coûts pour les systèmes de santé... Les auteurs accusent en premier lieu des normes sociales discriminatoires qui soumettent les mères à des violences et à des mécanismes de domination de classe et de genre, qui prennent la forme d'un contrôle des corps, d'un contrôle reproductif, voire d'une coercition reproductive. Le rapport, qui évoque une « érosion du libre arbitre » , affirme ainsi que 23% des femmes dans le monde sont dans l'incapacité de refuser un rapport sexuel. Mais l'UNFPA pointe aussi du doigt l'inconséquence des gouvernements et du marché, comme ici à propos de la contraception masculine : « Les gouvernements ont-ils le devoir de favoriser la mise au point de contraceptifs destinés aux hommes (..) ? La société a, pour l'essentiel, laissé les marchés en décider (...). Les seules perspectives mercantiles n'étant pas à la hauteur des enjeux, les gouvernements, en vertu de l'obligation qui incombe aux États de lutter contre les stéréotypes de genre (...), devraient intervenir davantage ». Une manière de rappeler que ne pas agir contre le non respect du libre arbitre et du droit de chacune à disposer de son corps revient à les cautionner en violation de la plupart des conventions internationales, à commencer par la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (1979) et la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant (1990). Une responsabilité rappelée début avril aux différentes parties du conseil de Sécurité de l'ONU par Pramila Patten, Représentante spéciale du Secrétaire général chargée de la lutte contre les violences sexuelles dans les conflits. Quarante-neuf d'entre elles sont soupçonnées « d'être responsables de (la mise en œuvre de) schémas de violence sexuelle » lors de conflits, et beaucoup sont récidivistes.

En France, la question de l'aliénation des corps a récemment refait surface avec les travaux de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE). Devant le nombre de témoignages reçus (plus de 11000) en à peine quelques mois et face à ce qu'elle considère de fait comme une urgence, la CIIVISE a publié ses conclusions intermédiaires dans le but d'améliorer rapidement la prise en charge sociale et judiciaire de ces violences chroniques au sein des cellules familiales patriarcales. La commission estime que 160000 enfants sont victimes de violences sexuelles tous les ans et que les affaires sont classées sans suite dans 70% des cas bénéficiant d'une prise en charge judiciaire, soit une fraction d'entre elles. Contre la culture du secret et le verrouillage de la parole au sein du cercle familial qui permettent aux agresseurs de se soustraire à la loi, la CIIVISE suggère de mettre en œuvre une « culture de la protection », fondée sur une véritable politique publique de formation des professionnels, de prise en charge judiciaire et sociale des agresseurs et de suivi des victimes. Si les travaux de la CIIVISE contribuent en eux-même à porter cette question dans le débat public et constituent un point d'achoppement pour interpeller les pouvoirs publics, la commission reconnaît elle-même que cette stratégie ne pourra voir le jour sans financements à la hauteur des enjeux.

« La moitié la plus pauvre de l'humanité reçoit seulement 8% de l'ensemble des revenus mondiaux », mais tout de même 3% de plus qu'en 1980, selon l'Observatoire des inégalités qui cite le dernier rapport annuel du projet World Inequality Database (WID). Si l'on en croit les conclusions du journaliste Romaric Godin, cité par Hubert Guillaud dans un billet de blog, le maintien dans la pauvreté de la partie de l'humanité la plus pauvre, dont la condition commune est de n'avoir rien que sa force de travail, s'expliquerait en partie par des politiques néolibérales de plus en plus radicales qui s'attacheraient à « redonner la priorité au capital » plutôt qu'au travail, en créant de nouvelles rentes financières plutôt que productives, développant la recherche pour en extraire la valeur au profit d'une minorité de possédants plutôt que pour avancer sur la voie du progrès social et universel. Une stratégie qui se brutalise de plus en plus à mesure que les oppositions se multiplient, que les inégalités persistent et se creusent, et qui fait craindre à l'auteur une convergence entre l'ultralibéralisme et le fascisme pour que le premier se maintienne… contre les instances politiques collectives. L'économiste Frédéric Lordon analyse de son côté la multiplication des recours aux cabinets de conseils privés (comme le très médiatisé MacKingsley, dit “The Firm”) par le gouvernement comme participant non seulement d'un processus d'affaiblissement des politiques sociales de redistribution (qui comptent pour beaucoup dans la compensation des inégalités de revenus), mais aussi de légitimation de la loi du marché contre la légitimité démocratique, contestataire et populaire. Cette mutation des politiques publiques produirait un contexte de vulnérabilité (matérielle et représentative) qui renforcerait la crédibilité du nationalisme, de l'identitarisme et du repli en tant qu'alternatives. Il parvient à cette conclusion très proche de celle de Romaric Godin que « la fascisation de la société est le complémentaire naturel de sa firmisation ».

Echos de la mondialisation

« Réduire en urgence toutes les dépendances du modèle agricole productiviste libérera (..) les marges de manœuvre diplomatiques nécessaires afin d'œuvrer pour la paix. Et s'en affranchir structurellement, est une des clés pour construire le monde de demain désirable, pacifique, social et écologique. » Communiqué de presse de la Confédération Paysanne

« Le multilatéralisme est à l’article de la mort ce soir. Il est attaqué aujourd’hui, comme il l’a été par d’autres États puissants dans un passé récent. Nous appelons tous les États membres à se rassembler derrière le secrétaire général, auquel nous demandons d’organiser la mobilisation pour défendre le multilatéralisme. » Martin Kimani, ambassadeur du Kenya au Conseil de Sécurité de l'ONU, cité par Anne-Cécile Robert

Entrée n°24

Ni révolutionnaire, ni innovant : dans un entretien au Journal du CNRS, le professeur en informatique Michel Beaudouin-Lafon porte un regard critique sur le métavers, cet « environnement virtuel collaboratif » dans lequel investissent massivement les plus grandes entreprises multinationales du numérique. Héritier spirituel des communautés virtuelles des années 1990, basant son expérience sensible sur du matériel encore inabouti, le métavers millésime 2022 serait avant tout un nouveau territoire pour l'économie des données et de l'attention selon le chercheur, qui met en garde contre les risques psycho-sociaux et de sécurité liés à ce type d'univers. Partant du premier cas d'agression sexuelle reporté dans le métavers de l'entreprise Facebook, le chercheur en sciences de l'information Olivier Ertzscheid va plus loin en discutant la question du droit des espaces virtuels. Il rappelle que l'agression « est une intentionnalité » imputable à son auteur et non « une fonction que l'on peut activer ou désactiver ». Il fait ainsi référence à l'ajout, en réponse à l'agression, d'une fonction technique de blocage qui charge la victime d'assurer elle-même sa propre sécurité et d'assumer seule les conséquences (bien réelles) de l'agression, en permettant à la plateforme de dégager sa responsabilité. Contre ce solutionnisme technologique amoral, l'auteur appelle à la mise en œuvre d'un « engagement autour de valeurs fondamentales, par le biais d'une constitution promulguée en pleine conscience », d'après les mots de Lawrence Lessig (professeur de droit et auteur de l'article « Code is Law »). Pour Olivier Ertzscheid, l'apparition de plusieurs régimes de réalité (physique, augmentée, physique) doit nous questionner sur la façon dont « nous les peuplerons pour y faire société ».

La France est à nouveau touchée par une nouvelle épizootie de grippe aviaire, qui a régulièrement ravagé les élevages entre 2015 et 2017 et depuis 2020. L'Organisation Internationale de la Santé Animale (OIE) estime que les différents épisodes de grippe aviaire ont conduit à l'abattage de 246 millions de volailles à travers le monde entre 2005 et 2020. Le Ministère de l'Agriculture, soutenu par le principal syndicat agricole du pays (la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, FNSEA), a d'abord ordonné la claustration des élevages de plein air pour éviter le transfert du virus depuis des populations sauvages, avant d'opter mi-janvier pour l'abattage systématique dans les élevages touchés. La première stratégie a été dénoncée par la Confédération Paysanne : cette option, dont le coût repose sur les éleveurs, tiendrait justement du problème, la concentration des volailles et la ventilation mécanique favorisant la circulation du virus. Face au constat d'« un système qui déraille tous les ans », la Confédération Paysanne appelle à « gérer différemment une filière industrielle incapable de se réguler toute seule ». Comme le rappelle l'Institut Pasteur, la grippe aviaire, et en particulier la souche H5N1 transmissible à l'homme, fait partie des virus qui font l'objet d'une surveillance permanente en raison de leur potentiel pandémique.

L'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) et l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ont remis leur rapport sur l'empreinte environnementale du numérique en France au Ministère de la Transition Écologique. Tout en mettant l'accent sur le manque de données fines et le poids de la méthodologie dans l'interprétation des résultats, le rapport avance de nombreux chiffres, qui éclairent une controverse souvent confuse. Le numérique français consommerait 62 millions de tonnes de ressources par an, 48,7 Térawattheures d'électricité (environ 10% de la consommation nationale annuelle) et produirait 20 millions de tonnes de déchets chaque année. Les terminaux représenteraient 79% de l'empreinte environnementale totale (loin devant les serveurs et le réseau), notamment en raison de leur production (78% de leur empreinte). Les écrans seraient les pièces les plus coûteuses d'un point de vue environnemental. Par ailleurs, le rapport estime (prudemment) que 6,9 Exaoctets de données sont échangées chaque année via le réseau mobile, contre 80 Exaoctets (soit 80 milliards de gigaoctets) sur le réseau fixe, qui reste néanmoins (et pour l'instant) plus efficace d'un point de vue énergétique. Parmi les recommandations, la mise en place de mesures pour favoriser l'usage de matériel reconditionné fait figure de priorité. La loi du 15 novembre 2021 visant à réduire l'empreinte environnementale du numérique en France, dont le texte jugé « incomplet et imparfait » par son propre instigateur a été adopté dans l'urgence d'une fin de législature, promet cependant de ne pas être à la hauteur des enjeux soulevés par le rapport.

Echos de la mondialisation

« Si quelqu'un veut se mettre entre vous, vos prières et le dieu que vous vénérez avec un produit numérique complexe, soyez sceptique quant à ses motivations. » Zach Edward, chercheur en protection de la vie privée, à propos de Pray.com

« Le Sénat (...) a rédigé un projet de loi visant à réglementer les neurotechnologies (...) qui peuvent "lire ou écrire" dans le cerveau humain. (...) Le Chili met en œuvre la réforme constitutionnelle qui crée des neuro-droits et constitue, dans ce domaine, un modèle mondial. » Guido Girardi, sénateur chilien et coauteur du texte de loi sur les neuro-droits

« Il y avait une cruauté considérable dans l'apparence que Mr. Bungle présentait au monde virtuel - à ce moment-là, il avait l'aspect d'un clown gras, oléagineux, au visage farineux, vêtu d'un costume d'arlequin tâché de sperme et d'une ceinture de gui et de cigüe dont la boucle portait la curieuse inscription "EMBRASSE-MOI LA-DESSOUS SALOPE !" (...) Les faits suivants nous en disent un peu plus (...). Ils nous disent qu'il a commencé à agresser sans avoir été provoqué, vers 10 heures du soir, heure du Pacifique. Qu'il a commencé, à l'aide d'une poupée vaudou, à forcer l'un des occupants de la pièce à le servir sexuellement de diverses manières (...). Qu'il s'en est pris ensuite à Moondreamer, (...) la forçant à des rapports non consentis avec d'autres individus présents dans la pièce, parmi lesquels exu, Kropotkin (le célèbre dissident) et Snugberry (l'écureuil). Que ses actions sont progressivement devenues violentes. Qu'il a fait manger à exu ses propres poils pubiens. Qu'il a poussé Moondreamer à se violer elle-même avec un couteau de cuisine. Qu'il n'a pu être arrêté, jusqu'à ce que quelqu'un invoque Iggy (...) qui avait amené avec lui un fusil aux pouvoirs quasi-magiques, un fusil qui ne tuait pas mais enveloppait ses cibles dans une cage imperméable même aux pouvoirs d'une poupée vaudou. Cet Iggy tira sur Mr. Bungle (...). » Julian Dibbell, journaliste, auteur du premier récit connu d'une agression sexuelle dans un monde virtuel en mars 1993

Entrée n°23

Inventé par les pères du concept de « paternalisme libertarien » , le nudge (« coup de pouce ») a fait l'objet d'une publication dans le magazine de l'Inserm en novembre. L'article revient sur cet outil de suggestion comportementale qui consiste « à modifier nos habitudes, sans nécessiter un niveau d'attention élevé et prolongé de notre part ». De nombreux exemples sont cités, le plus souvent basés sur des stimulations visuelles (étiquetage, marquage) non-explicites quant à leur objectif réel. L'Inserm cite « une méta-analyse de 96 expérimentations (qui) montre que les nudges qui font appel à la réflexion des consommateurs, comme le Nutri-Score, sont moins efficaces que ceux qui touchent aux émotions ». Henri Bergeron, sociologue à Sciences Po Paris et directeur de recherche au CNRS cité par l'Inserm, rappelle que « les nudges n'ont pas d'impact sur les conditions sociales d'existence, comme le pouvoir d'achat. Fonder une politique de santé publique sur les nudges est un projet minimaliste, qui renonce de fait à transformer la société ». La revue des médias rapproche ces dispositifs des dark patterns (« interfaces truquées »), techniques de manipulation par le design très répandues sur le web et dont le but est « d'orienter l'utilisateur vers des choix qu'il n'aurait probablement pas faits en connaissance de cause ». Claude Castelluccia, directeur de l'équipe Privatics de l'Inria cité dans l'article, suggère que ces manipulations sont « les conséquences même du modèle économique de l'internet et de ses services “gratuits” ». La revue des médias estime que dans le cas des nudges comme dans celui des dark patterns , et « à leur insu, il s'agit de priver les utilisateurs de leur capacité à choisir ».

Le Cirad a publié une synthèse des positions adoptées par la Conférence globale sur l'agriculture familiale et les systèmes alimentaires, qui s'est déroulée fin novembre. Il rappelle que 1,3 milliard de personnes, qui produisent 80% des denrées alimentaires mondiales, travaillent dans ces exploitations fondées sur des rapports de travail domestiques plutôt que sur le salariat. Afin de protéger ce type d'exploitation, plusieurs objectifs ont été avancés : sécuriser l'accès aux ressources (foncier, eau, technologies, « services tels que le crédit ou les assurances »), favoriser la synergie entre savoirs locaux et principes de l'agroécologie, ou encore renforcer les organisations représentatives. Jean-Michel Sourisseau, chercheur au Cirad, ajoute qu'il ne faut pas « oublier les antagonismes », autrement dit la défense de ce modèle face aux « forces contraires à l'agriculture familiale (…) qui s'organisent pour peser (…) sur les politiques publiques nationales et (…) l'organisation des filières ». Une manière de désigner le modèle productiviste, à l'origine d'un paradoxe décrit par Tim G. Benton et Rob Bailey dans un article traduit en français par Hélène Soubelet, directrice de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB). Selon les auteurs, ce système alimentaire industriel aurait permis une augmentation spectaculaire des rendements proprement dits (en termes de calories produites) mais entraîné paradoxalement l'« inefficacité (globale) du système par l'augmentation des déchets, des coûts environnementaux et des coûts de santé ». En cause, l'incitation à produire des produits à haute teneur énergétique, la recherche de prix toujours plus bas, l'incitation au gaspillage et à la surconsommation de calories induites par ce modèle. Ce dernier souffrirait d'une « défaillance massive » qui justifierait « l’intervention gouvernementale pour la corriger, permettre aux gens de manger sainement et durablement, garantir que les marchés utilisent efficacement les ressources de la société (le capital naturel et l’argent public) et produire des résultats sociaux (dans ce cas, améliorer la santé publique par la nutrition) ». Pour parvenir à mettre en place de telles politiques publiques, les auteurs suggèrent la création d'outils de mesure qui tiennent compte du nombre de personnes nourries en extrants, et des coûts environnementaux et sociaux en intrants, en plus de la force de travail, du capital, des terres et des engrais chimiques.

L'annonce par Emmanuel Macron d'un programme d'investissement dans le nucléaire a suscité des réactions circonspectes, en particulier à l'étranger. La Deutsche Welle a ainsi recueilli le point de vue des britanniques Kenneth Gillingham, professeur d'économie de l'environnement et de l'énergie à l'université de Yale, et Philip Johnstone, chercheur à l'école de commerce de l'université du Sussex. Le premier considère que « les exigences de sécurité pour les nouvelles centrales nucléaires sont si strictes que leur construction devient très coûteuse », tandis que le second affirme que « les pays qui s'accrochent à l'énergie nucléaire sont souvent des États dotés d'armes nucléaires » et que « l'investissement dans les SMR (small modular reactors, voir l'entrée n°21) semble avant tout une décision stratégique, même si elle implique de perdre beaucoup de temps et d'argent ». Il note également que l'abandon des grands réacteurs au profit de plus petits va à l'encontre de la logique des économies d'échelle. De son côté, Mycle Schneider, rédacteur du World Nuclear Industry Status Report, affirme que l'énergie nucléaire serait « trop chère, trop lente ». Selon lui, les nouvelles constructions compteraient peu (0,4 GW en 2020) face au déploiement massif des énergies renouvelables (250 GW en 2020) et le prolongement des centrales existantes nécessiterait des périodes d'arrêt pour maintenance de plus en plus longues. Dans une cartographie intitulée « Gériatrie technologique » publiée dans la revue suisse Energie & Umwelt (Energie & Environnement), Julie Hazemann et Agnès Stienne montrent que l'âge moyen du parc nucléaire mondial atteint 31 ans. Elles rappellent que 19 réacteurs français ont déjà dépassé les 40 années de fonctionnement, la poursuite d'exploitation des réacteurs existants ayant été l'option jusqu'ici privilégiée par EDF. Mais cette stratégie n'est pas exempte d'incertitudes concernant sa rentabilité : les autrices avancent que plus de 80% des 197 réacteurs déjà fermés dans le monde n'ont pas dépassé les 41 années de fonctionnement, « essentiellement pour des raisons économiques ».

Échos de la mondialisation

« À la fin du film, je me suis dit : c'était mieux que La Menace fantôme. » Michael Kubecka, alias Omega, membre de Cult of the Dead Cow et créateur du concept d'hacktivisme, à propos de Matrix

« Je n'en croyais pas mes yeux lorsque Trinity a sorti mon scanner de sécurité Nmap pour pirater le réseau électrique ! » Gordon Lyon, alias Fyodor, créateur du scanneur de ports libre nmap, à propos de Matrix

Entrée n°22

Simon Kofe, ministre des affaires étrangères des îles Tuvalu, a mis en scène les menaces qui pèsent sur l'état insulaire en apparaissant les pieds dans l'eau lors de son adresse à la 26ème Conférence des parties sur les changements climatiques (COP26) qui s'est déroulée début novembre. À terme, une combinaison de plusieurs menaces devrait rendre l'archipel inhospitalier, voire inhabitable. Tuvalu a connu la pire sécheresse de son histoire entre juin et août dernier, avec des précipitations moyennes équivalentes à 25% de la normale, alors que l'eau de pluie est le principal accès à l'eau douce de la population. Ces îles basses font également face à des ouragans plus fréquents et au recouvrement régulier des terres par la mer, avec pour conséquences une augmentation des surfaces terrestres touchées par la salinisation et l'infertilité, comme le signalait le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) dans son cinquième rapport en 2014. Le chercheur de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) Sougueh Cheik résume pour The Conversation les enjeux de ce phénomène de salinisation excessive des sols, qui touche un milliard d'hectares dans le monde, soit 7% de la surface terrestre de la planète. L'auteur souligne que le phénomène est étroitement lié à l'irrigation inappropriée des terres agricoles et impacte particulièrement les zones arides. Une situation observable grâce à la carte publiée par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en octobre, qui estime que « 20 à 50% des sols irrigués sur l’ensemble des continents sont trop salés ».

Autre mise en scène, via le réseau social TikTok cette fois, celle de la vague de démissions qui touche les États-Unis depuis le printemps dernier. Citant le professeur de management Anthony Klotz, la rédaction de France 24 / les Observateurs note que la « Grande Démission » (The Great Resignation) concerne plutôt une minorité de salariés aisée et extravertie : « ceux qui conservaient un poste qu'ils auraient quitté sans le Covid, ceux qui ont expérimenté des niveaux accrus d'épuisement professionnel, ceux qui ont eu des 'épiphanies pandémiques' conduisant à des changements de style de vie, et enfin ceux qui ne veulent tout simplement pas retourner dans un environnement de bureau ». 3% des salariés étasuniens auraient démissionné en septembre (contre 2% en moyenne sur les dix dernières années) selon Alternatives Économiques, qui met ce phénomène en regard de la vague de grèves qui secoue le pays depuis le mois d'octobre. Dans un pays à la législation hostile aux syndicats, ce mouvement d'une ampleur rare (surnommé « Striketober ») trouverait sa source dans la généralisation de situations de travail précaires (sous-effectif chronique et multiplication des heures supplémentaires pendant la pandémie), l'inflation et la hausse des prix d'environ 5% sur une année et l'absence de répercussion des gains de productivité sur les salaires. Ce fort mécontentement est doublé d'un contexte plutôt favorable aux salariés, la reprise économique réclamant une main-d’œuvre que les entreprises peinent à trouver.

Les 193 états membres de l'UNESCO ont adopté la première Recommandation sur l'éthique de l’IA le 24 novembre dernier. Les états signataires, qui devront transcrire cette recommandation dans leur droit national, devront s'assurer que le déploiement d'intelligences artificielles non seulement ne porte pas atteinte aux droits de l'homme et aux objectifs de développement durable, mais les favorise. Ainsi, ils s'engagent à faire respecter la protection des données personnelles, à interdire les systèmes de notation sociale et de surveillance de masse, à mettre en œuvre des outils d'évaluation de l'impact des IA sur les sociétés et à privilégier des systèmes économes en données et en énergie. Selon l'UNESCO, un tel cadre permettra de garantir que les décisions prises par des « systèmes intelligents » seront « équitables, transparentes et contestables ». Cet accord sur l'IA intervient alors que la technologie continue de produire son lot de fantasmes, de craintes et de supercheries : le directeur scientifique de Renault Luc Julia semble lui-même ne pas croire à l'existence d'un véhicule autonome dans le futur et rejette l'idée d'une forme d'intelligence artificielle comparable à l'intelligence humaine, tandis que la société londonienne d'investissement MMC Ventures, spécialisée dans les secteurs technologiques porteurs, affirme que « 40% des prétendues startups d'IA » ne présentent « aucune preuve d'utilisation réelle de l'intelligence artificielle dans leurs produits IA », qui reposeraient en fait sur du travail humain.

Échos de la mondialisation

« Le GFW (Great FireWall, système de censure de l'internet chinois) emploie une combinaison de techniques et y échapper n'est pas facile (et peut, si vous êtes en Chine, attirer l'attention de gens assez désagréables et en uniforme). » Stéphane Bortzmeyer, spécialiste des réseaux

Entrée n°21

La mobilisation des agriculteurs se poursuit en Inde, un an après l'adoption par le parlement de trois lois controversées qui visent à libéraliser le secteur agricole. Ces lois mettent fin au contrôle des prix pour de nombreuses denrées de base et amènent la possibilité de les vendre à des prix librement négociés en dehors des marchés de gros supervisés par les États (mandis), devenus des quasi-monopoles locaux. La disparition des outils de régulation du marché agricole (qui soutiennent l'activité de 41,5% de la population active et l'indépendance alimentaire d'1,3 milliards d'habitants) fait craindre une concentration des terres agricoles au profit des plus riches, comme dans l'état du Bihar, et l'augmentation de la sous-alimentation. Mené par les agriculteurs du nord du pays et en particulier par la communauté sikh, le mouvement de contestation fait face à des accusations de séparatisme portées par le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi, qui s'est appuyé sur la Cour suprême pour tenter de légitimer sa position. Le mouvement bénéficie néanmoins d'un large soutien populaire : le 26 novembre dernier, il a été à l'origine de ce qui est considéré comme la plus grande grève au monde, avec un nombre de participants estimé à 250 millions.

Fin septembre, l'initiative internationale Land Matrix a rendu son troisième rapport. Comme l'explique le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), il « dresse le bilan des acquisitions de terres à grande échelle dans les pays en développement et de leurs impacts socio-économiques et environnementaux ». Dans son résumé du rapport, le Cirad montre que la majorité des acquisitions foncières sont le fait d'entreprises multinationales des pays développés ou en développement. L'agriculture vivrière y est remplacée par des cultures de rente (caoutchouc, palmier à huile, canne à sucre, betterave à sucre) très gourmandes en eau et destinées à l'exportation. Conséquences : menaces sur l'approvisionnement local et la sécurité alimentaire des pays en développement, « faible création d'emploi », « dégradation des habitats naturels et conflits de ressources ». La Land Matrix recommande plutôt d'encourager « l'inclusion des petits exploitants agricoles », d'« intégrer des dispositions relatives aux droits humains et à l’environnement » dans les traités internationaux sur les règles d'acquisition foncière et d'« accroître la transparence » sur les transactions. Elle appelle ainsi à la régulation publique du commerce des terres, quand la tendance est à la dérégulation (comme en Inde), à la faveur d'une convergence entre les intérêts capitalistes et ceux des gouvernements nationalistes.

Après une décennie de difficultés et de retards dans la construction de l'EPR (réacteur de 3ème génération) de Flamanville, puis l'arrêt du projet de réacteur expérimental de 4ème génération Astrid en 2019, qui devait permettre de concevoir un cycle fermé du combustible (c'est-à-dire le réemploi multiple du combustible usé) et dont la construction est repoussée à l'horizon de la fin du siècle, le programme nucléaire civil français semble dans l'impasse. C'est dans ce contexte (et alors que de nombreux pays souffrent de problèmes d'approvisionnement en énergie) que le président de la république française Emmanuel Macron a annoncé un plan d'investissement dans un nouveau format de réacteurs nucléaires, les Small Modular Reactors (SMR). Un rapport présenté cet été par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) estime que les SMR constituent une des meilleures options pour l'avenir du nucléaire français, notamment face à la fin de vide des réacteurs actuels à l'horizon 2040. Les rapporteurs identifient néanmoins plusieurs difficultés : la production d'un réacteur inédit, fonctionnel et compétitif à courte échéance, l'obtention d'un carnet de commandes suffisant alors que le marché des SMR s'annonce très concurrentiel, le coût de l'énergie qui pourrait s'avérer plus élevé par rapport aux grands réacteurs qui bénéficient d'un effet d'échelle, ou encore l'harmonisation des certifications de sûreté à l'échelle internationale. Dans une note d'information publiée début octobre, L'IRSN fait remarquer que « la plupart des concepts (de SMR) font appel à des solutions techniques innovantes dont la faisabilité et l’efficacité restent à démontrer. En tout état de cause, seul un examen détaillé des choix et des hypothèses de conception permettrait d’évaluer les gains possibles en matière de sûreté par rapport à des réacteurs de puissance plus élevée ». En outre, l'arrêt du projet Astrid porte un coup à la filière de production de combustible recyclé MOX (qui devait pouvoir être réutilisé de multiples fois dans les réacteurs de 4ème génération), avec comme conséquence une requalification de ce combustible usé en déchet et la nécessité d'étudier son stockage définitif; une option qui n'avait pas encore été envisagée. La députée Émilie Cadiou a également réagi au contenu du rapport en regrettant le manque d' « association du Parlement aux décisions de politique énergétique et nucléaire » et de « transparence démocratique (...) des décisions (...) prises (...) par des administrations et des instances technocratiques ». De son côté, son collègue Thomas Gassilloud a rappelé un des enjeux de la filière nucléaire française, soit le lien étroit de dépendance entre les programmes civil et militaire : « Je juge utile de prendre en compte la dissuasion dans notre pays. Or, la dissuasion nécessite de posséder des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, avec des chaufferies nucléaires, pour qu’ils restent furtifs, ce qui nécessite le maintien d’une filière nucléaire. »

Entrée n°20

Les manifestations se sont multipliées tout au long du mois d’août au Honduras contre l'établissement de Zones d'emploi et de développement économique (Zonas de empleo y desarrollo éconómico, ZEDE). Inscrite dans la loi en 2013 après un coup de force législatif de l'actuel président Juan Orlando Hernández avec l'appui de milieux d'affaires américains, leur création doit permettre d'attirer des investisseurs étrangers et des activités industrielles par l'établissement, dans de vastes régions du pays, d'une fiscalité plus faible qu'ailleurs, d'un accès à une main d’œuvre nombreuse et bon marché et de normes sociales et environnementales assouplies. En outre, la loi prévoit de confier la gestion des moyens de police, de justice et de détention à l'administration privée de chaque zone. Cette dernière dispose enfin de facilités d'accès au foncier par l'expropriation afin de simplifier l'installation des activités de production. Leurs détracteurs les considèrent comme les héritières des enclaves bananières (comme celles de la célèbre United Fruit Company) et dénoncent une forme de néocolonialisme ultralibéral. Leurs craintes portent en particulier sur la perte de souveraineté du peuple sur une large portion du territoire national et sur le risque de voir ces enclaves devenir des refuges pour les narcotrafiquants et les hauts fonctionnaires poursuivis par la justice, dans un pays à la corruption endémique. L'ONU a exprimé en juin dernier sa préoccupation vis-à-vis du risque d'atteintes aux droits de l'homme au sein de ces ZEDE. Pour autant, le journaliste Marcel Barang rappelait dans un article paru en janvier 1981 dans le Monde Diplomatique que le modèle des zones franches, dont les ZEDE sont le dernier développement, avait largement bénéficié à cette époque du soutien de l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI), dans l'optique d'industrialiser les pays en développement dépendants des exportations de produits de base. « Plus généralement » ajoutait t-il, « les organismes internationaux tels que la Banque mondiale ont fait leur la stratégie d’"industrialisation orientée vers l’exportation" qui sous-tend la prolifération des zones franches ; ils exercent de fortes pressions sur les pays récipiendaires de leur aide pour les intégrer dans ce projet global. »

Cette stratégie d'« industrialisation orientée vers l'exportation » n'a semble t-il pas réduit la dépendance de nombreux pays en développement. Dans un rapport publié le 8 septembre, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) indique qu'une centaine de pays restent dépendants des exportations de produits de base, c'est-à-dire agricoles, miniers et combustibles. La volatilité de la valeur de ces produits, liée à la concurrence internationale et aux aléas climatiques, fait peser un risque financier permanent sur ces économies.

Trente ans après sa naissance, le Web compterait plus de 5 milliard d'utilisateurs (soit les deux tiers de la population mondiale) selon les estimations d'Internet Live Stats. Mais sa promesse d'universalité se trouve confrontée à un héritage technologique embarrassant, à une gouvernance difficile et à des inégalités grandissantes, comme en témoignent plusieurs articles publiés le mois passé. En France, l'ingénieure d'études en communications et rédactrice en chef de la Revue des Médias Françoise Laugée revient sur le lent déploiement de la fibre optique dans les zones non rentables, tout en signalant la dégradation du réseau téléphonique cuivre qui contribue à isoler des territoires entiers. Toujours en France, deux enquêtes de Marie Charrel pour le Monde évoquent la dématérialisation des démarches, la numérisations des métiers et de la vie sociale qui constitueraient un problème pour près de 17% des français éloignés de l'internet. De son côté, Stéphane Bortzmeyer fait état du litige qui oppose le registre d'adresses IP Afrinic, qui attribue les adresses IP pour le continent africain, à un revendeur d'adresses IP chinois immatriculé aux Seychelles. Dans l'attente du jugement, ce dernier a obtenu le gel des comptes bancaires d'Afrinic, faisant craindre des dysfonctionnements graves de l'internet africain. La pénurie d'adresses IPv4 aurait fait tripler leur prix sur le marché secondaire selon l'Internet Gouvernance Project, alimentant l'appétit des entreprises étrangères pour le stock d'adresses africain.

Échos de la mondialisation

« (N)ous avions identifié plus d'une vingtaine d'agents du renseignement (...) ayant géolocalisé leurs footings sur Strava, le réseau social des sportifs. Plutôt que d'activer (ou de désactiver) leur GPS à quelques centaines de mètres des "zones protégées" (...), ils l'avaient fait à l'intérieur des QG ou annexes des services de renseignement. (...) (A)u moins deux d'entre eux l'avaient également fait en mission, à l'étranger, et plus de la moitié à leurs domiciles (...). » Jean-Marc Manach, journaliste à Next INpact

« Général Li, je veux vous assurer que l’État américain est stable et que tout va bien se passer. (...) Nous n’allons pas attaquer ni mener d’opérations militaires contre vous. » Mark Milley, Chef d'état-major de l'armée américaine sous la présidence de Donald Trump, à Li Zuocheng, chef d'état-major de la Commission militaire centrale de l'armée populaire de libération

Entrée n°19

Un consortium de journalistes, coordonné par l'organisation non-gouvernementale Forbidden Stories avec l'appui technique d'Amnesty Tech, a révélé une liste de 50000 numéros de téléphone parmi lesquels figurent ceux de personnalités politiques, militants des droits humains et journalistes. Un nombre difficile à estimer de ces personnalités pourrait avoir été mis sur écoute par des services de renseignement à l'aide du logiciel espion Pegasus, commercialisé par l'entreprise israélienne NSO. Jean-Marc Manach rappelle que contrairement aux pratiques dévoilées par Edward Snowden en 2013 qui consistaient en l'interception massive des échanges pendant leur transit, ces écoutes reposent sur l'exploitation de failles dites zero day (non encore découvertes et réparées) sur les terminaux de cibles désignées. Cette méthode permet de contourner le chiffrement des échanges largement déployé depuis les révélations de Snowden. Si les faits sont avérés, cette nouvelle affaire constituerait une atteinte supplémentaire au travail de la société civile et des journalistes, au même titre que la multiplication des SLAPP (Strategic lawsuits against public participation) ou « procédures bâillons », comme le signale la Revue des Médias. Ces procès à répétition sont utilisées par des lobbies et des grandes firmes à des fins d'intimidation et de pression financière sur leurs adversaires, journalistes et militants associatifs en tête. L'article égrène de nombreux cas récents, comme celui de Daphné Caruana Galizia, journaliste maltaise assassinée en 2017 alors qu'elle enquêtait sur des faits de corruption et poursuivie dans quarante-sept affaires au moment de sa mort. En France, la REM rapporte la prédilection des filiales du groupe Bolloré pour les SLAPP, ou encore les cas des journalistes Inès Léraud et Morgan Large, qui enquêtent depuis de nombreuses années sur le secteur de l'agroalimentaire en Bretagne et sont de ce fait les cibles de procès et malveillances à répétition.

Le développement du journalisme open-source (autrement appelé OSINT pour open-source intelligence) apporte néanmoins de nouvelles armes pour documenter les atteintes aux droits de l'homme et à l'environnement, comme le relève Poline Tchoubar pour France 24 à l'occasion du premier anniversaire de la catastrophe de Beyrouth. Lors de cette explosion qui a ravagé la ville, la plateforme Bellingcat s'était illustrée par sa capacité à analyser les vidéos amateur pour déterminer rapidement les causes de la catastrophe, aux côtés de groupes de recherche comme Forensic Architecture, qui met ses outils de modélisation au service de la recherche de preuves. Dernièrement, les journalistes de Bellingcat se sont penchés sur le conflit qui a opposé en avril dernier le Kirghizistan et le Tadjikistan pour le contrôle de l'eau dans la région frontalière, provoquant des émeutes meurtrières. A partir de l'analyse de données de télédétection provenant des satellites Landsat et Sentinel, les auteurs suggèrent que la diminution régulière de la disponibilité en eau ces dernières années, et plus globalement le changement climatique, serait une des causes profondes du conflit et ferait craindre de nouveaux affrontements dans les années à venir. Une hypothèse qui ne devrait pas être contredite par le dernier rapport du GIEC dont la première partie, plus alarmante que jamais, vient d'être publiée.

L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) s'alarme dans un rapport du nombre de personnes disparues en mer Méditerranée, qui aurait doublé en un an, passant de 513 victimes au premier semestre 2020 à 1146 en 2021. Le rapport pointe notamment les difficultés rencontrées par les organisations de sauvetage en mer, « la majorité de leurs bateaux étant bloqués dans les ports européens en raison de saisies administratives et de procédures pénales et administratives en cours contre les membres d'équipage ». Pendant que la société civile est mise en incapacité de porter secours, l'Europe continue d'apporter son aide aux gardes-côtes libyens, accusés de mauvais traitements, afin de rejeter les migrants vers la Libye où les atteintes aux droits humains seraient « effroyables » selon Amnesty International. Cette sous-traitance des expulsions s'adosse à l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, surnommée Frontex (pour Frontières Extérieures), dont le budget s'élevait à 460 millions d'euros en 2020. Dans un audit publié en juin, la Cour des comptes européenne pointe du doigt ses nombreuses lacunes, comme l'absence d'analyse fiable de ses besoins ou son manque d'efficacité manifeste, au regard des moyens qui lui sont accordés. Le parlement européen avait déjà symboliquement refusé d'approuver son budget en avril dernier, en raison de sa participation supposée à des expulsions forcées.

Entrée n°18

Le 3 juin dernier, une panne des numéros d'urgence chez l'opérateur Orange a touché de nombreuses régions en France. L'ingénieur en télécommunications Hervé Debar explique dans The Conversation que les communications d'urgence reposent à la fois sur le réseau téléphonique commuté (RTC), l'infrastructure historique basée sur des connexions cuivre actuellement en cours d'abandon, et sur la voix sur IP (VoIP), réseau basé sur la fibre optique et les technologies de l'internet. Lors d'un appel, du matériel et des logiciels propres aux deux technologies, dont l'interopérabilité doit être garantie, sont ainsi mobilisées, afin d'interpréter le numéro court et le convertir, localiser l'appel, le transférer au centre d'urgence le plus proche et l'acheminer sur l'un ou l'autre des réseaux. Si l'ingénieur pointe la complexité d'une telle infrastructure et avance l'hypothèse d'une panne logicielle pour expliquer son ampleur, la Confédération Générale du Travail des activités postales et de télécommunications (FAPT-CGT) y voit de son côté la conséquence prévisible du « sous-investissement chronique dans les réseaux et notamment le réseau RTC », très coûteux à entretenir, d' « (u)ne politique de l’emploi mortifère et des pertes de savoir-faire », « (d)es économies et des exigences de délais qui interdisent de tester en amont ces évolutions » et du « transfert massif d’activités vers les constructeurs et vers la sous-traitance offshore ». Trois jours plus tard, ce sont les locaux d'Orange Centrafrique qui sont partis en fumée, privant les abonnés de téléphone et d'internet pour une durée indéterminée.

Tandis que les syndicats français critiquent l'abandon par l'État des télécommunications au secteur privé et à la loi du marché, la course à l'indépendance technologique des États-Unis et de la Chine amène les élus de la première économie libérale du monde à soutenir massivement l'investissement public dans le secteur des nouvelles technologies. Le 8 juin, le Sénat étasunien a approuvé un plan débloquant 54 milliards de dollars à destination de la filière des semi-conducteurs. La chercheuse Mary-Françoise Renard considère que « sur beaucoup de points, ce programme ressemble à une version américaine du plan "Made in China 2025" » lancé en 2015. L'interventionnisme économique des deux grandes puissances peine à trouver un écho en Europe, pourtant dépendante des technologies étrangères. L'industriel allemand Bosch a néanmoins bénéficié de 140 millions d'euros de subventions de l'Union Européenne pour la constructions d'une usine de semi-conducteurs, inaugurée le 7 juin à Dresde.

D'après le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), le nombre d'ogives nucléaires déployées et opérationnelles a augmenté depuis l'année dernière. C'est dans ce contexte que le site d'investigation Bellingcat a révélé que des soldats américains, assignés à la surveillance d'armes nucléaires américaines en Europe, avaient utilisé des services en ligne d'apprentissage par cartes mémoires dans le but de retenir un grand nombre d'informations sensibles liées à leur fonction. Accessibles publiquement par défaut, ces cartes mémoires, qui fonctionnent comme un jeu de questions/réponses, contenaient des détails permettant de localiser les lieux de stockages d'ogives nucléaires et de connaître la position des caméras, la fréquence des patrouilles, ou encore certains identifiants ou mots de passe. Plusieurs spécialistes et militants contre le désarmement interrogés par les auteurs de l'enquête estiment que cette nouvelle fuite constitue une preuve supplémentaire que le secret autour des infrastructures nucléaires servirait davantage à éviter un débat public qu'à garantir la sécurité des installations.

Échos de la mondialisation

« (E)n dépit des succès des écrits catastrophistes et des chantres des collapses en tout genre, nous proclamons toujours notre confiance en la science ouverte et la géographie. » Denise Pumain, géographe

Entrée n°17

S'appuyant sur une longue revue d'articles et sur l'histoire de la radio et de la télévision, Hubert Guillaud propose pour InternetActu.net d'imaginer des médias sociaux publics. Citant la chaîne de télévision PBS aux États-Unis ou la radio BBC au Royaume-Uni, il montre comment des médias publics ont été conçus « comme une réponse à la défaillance des marchés » , alors que ces espaces médiatiques monopolisés par le secteur marchand connaissaient dérives et scandales financiers. Contre le modèle économique publicitaire des grands médias sociaux privés qui relègue l'objectif de progrès social à l'arrière plan et suscite la concentration du trafic, la centralisation des infrastructures et la pauvreté des alternatives, l'auteur met en lumière plusieurs expériences existantes en tant que sources d'inspiration potentielles. Du réseau social LGBTQ Ahwaa au Moyen-Orient qui impose l'anonymat et l'absence d'images, à la plateforme de microblogage Pol.is, sans fonction de réponse, dont l'objectif est de mettre en valeur les oppositions et les consensus par le vote, en passant par le forum communautaire du Vermont Front Porch Forum où les messages sont publiés une seule fois par jour pour introduire une « granularité » dans le flux continu des échanges, Hervé Guillaud avance des pistes pour de nouveaux espaces publics numériques. Il évoque également la question de la gouvernance de ces structures et le principe de fonctionnement des réseaux fédérés du Fediverse, qui constituent une alternatives à la centralisation imposées par les groupes privés comme par certains États.

Initiée par l'OMS au printemps dernier, l'initiative COVAX, qui vise à garantir la vaccination contre le Covid-19 dans les pays en difficulté par la coopération internationale, n'est pas encore parvenue à réunir les doses de vaccins promises et espérées. La frilosité des pays aisés est pointée du doigt, mais c'est surtout la virulence de l'épidémie en Inde, premier fournisseur du dispositif COVAX, qui a réduit les approvisionnements en contraignant le pays à conserver sa production pour sa propre campagne de vaccination. Quelques mois après son lancement opérationnel, l'initiative COVAX connaît un premier revers sur le front de l'approvisionnement, tandis que le Soudan du Sud doit se résoudre à renvoyer les doses reçues devant l'instabilité politique et les réticences de la population qui ralentissent la vaccination.

Le Madhya Pradesh, le Rajasthan, le Maharashtra, le Gujarat et les grandes villes du pays font face depuis quelques semaines à une recrudescence des cas de mucormycose, une infection fongique très rare mais souvent mortelle. Prospérant chez les patients immunodéprimés, elle s'attaque en particulier aux convalescents du Covid-19, mais d'autres facteurs sont mis en avant : prévalence du diabète dans la population indienne, humidité du climat, utilisation importante des corticoïdes dans le cadre du traitement de l'épidémie qui aggravent l'immunodépression des patients, contamination des bonbonnes d'oxygène… Une répercussion sanitaire supplémentaire de la pandémie mondiale, qui provoque déjà une dégradation de l'accès aux soins des patients sujets à d'autres maladies.

Le 20 mai, la presse internationale s'est faite l'écho de la séparation du continent Antarctique du plus gros iceberg jamais rencontré, lequel mesure plus de 4000 kilomètres carrés. Le 24 mai, la presse spécialisée signalait la publication des résultats de Jon R. Hawkings, chercheur à l'université de Floride, par la revue scientifique Nature Geoscience. Ses recherches ont permis de mettre en évidence la libération par érosion du mercure contenu en grandes quantités dans le sol rocheux de l'Arctique. Le chercheur estime que cette érosion, provoquée par la fonte et le déplacement des glaciers, participerait au transfert de plusieurs dizaines de tonnes de mercure dans les rivières de fonte et l'océan. Très toxique, le métal a tendance à s'accumuler dans les chaînes alimentaires, contaminant et déstabilisant les écosystèmes et les sociétés qui en dépendent.

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