Le maker, construction d'une figure politique de l'innovation en Chine urbaine
Florence Graezer Bideau et Clément Renaud ,« Le maker, construction d’une figure politique de l’innovation en Chine urbaine. ». EspacesTemps.net [En ligne], Travaux, 2020.
La revue EspaceTemps.net a publié une enquête de Florence Graezer Bideau et Clément Renaud, chercheurs à l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Entre 2016 et 2018, les auteurs ont réalisé plusieurs dizaines d'entretiens autour de la question du développement des makerspaces dans les villes chinoises, en ciblant particulièrement les villes de Shangai, Shenzen, Chandgu, Hong Kong et Pékin en raison de leur rôle politique, industriel ou culturel. Un travail notable dans la mesure où les publications en français sur le sujet sont rares.
F. Graezer Bideau et C. Renaud montrent que le mouvement maker chinois s'inscrit dans une dynamique d'innovation industrielle initiée avec le Torch Program en 1988 et renouvelée avec le plan directeur Made in China 2025 en 2015. Depuis une trentaine d'années, l'état chinois encourage la transition économique du pays de l'industrie vers le secteur tertiaire. Le développement d'un écosystème de services autour du secteur industriel doit apporter à ce dernier des capacités de recherche et de développement et accompagner sa montée en gamme sur le marché international.
C'est dans ce contexte que le mouvement maker a été approprié par les institutions chinoises. D'abord spontané et relativement confidentiel, il est passé depuis 2015 du statut de hobby pour classe moyenne aisée à celui de politique publique stratégique. Un changement de perspective illustré par un glissement sémantique : le chuangke (maker) a remplacé le heike (hacker), à la connotation négative, en tant que terme consacré pour désigner l'habitué des makerspaces. Le chuangke , version chinoise du cadre dynamique faisant don de ses facilités pour trouver des solutions à un monde problématique, fréquente plus volontiers les shuangchuang , ou makerspaces d'Etat. Apparus ces dernières années, ces lieux se sont développés à la faveur d'une généreuse politique de subventions et d'une grande disponibilité de bureaux vacants en raison du surinvestissement immobilier. Résolument orientés vers l'innovation, ils n'ont que peu à voir avec le mouvement des hakerspaces apparu dans les années 1990.
Le chuangke incarne le syncrétisme parfait entre les valeurs socialistes et le modèle entrepreneurial, soit le « socialisme aux caractéristiques chinoises » cher à Xi Jinping. En s'appropriant le modèle des makerspaces , l'objectif de l’État serait de développer des lieux privilégiés de formation d'une élite intégrée au monde global, c'est-à-dire aux réseaux internationaux. D'après les auteurs, les ressources des makerspaces sont ainsi régulièrement mises à profit par les étudiants chinois souhaitant candidater dans de prestigieuses universités américaines. Ces lieux sont donc plutôt fréquentés par des classes supérieures possédant déjà un capital technique, ce qui semble contredire l'idée, défendue entre autres par les autorités nationales, que les makerspaces servent la mobilité sociale.
La singularité du mouvement maker chinois n'interdit pas de le mettre en perspective avec son équivalent français. Le modèle marchand reste le principal modèle économique viable des tiers-lieux à la française, qu'ils soient portés avec difficulté par des associations ou des collectifs progressistes, ou qu'ils constituent les vitrines, têtes de pont et rentes immobilières d'entreprises privées. La mise en œuvre par l’État d'un programme de financement de 300 Fabriques Numériques de Territoires, sans promesse d'investissements publics sur le long terme, ne devrait pas changer la donne. La promotion de (nouvelles ?) formes de production « partagée » et émancipatrice tente donc de s'épanouir sous la vieille figure de l'entrepreneur opportuniste et porteur d'innovation. Un paradoxe qui illustre la difficulté des classes moyennes supérieures à trouver leur place entre deux mondes, celui de la précarité en demande de solutions et celui de la bourgeoisie rentière qui possède les capitaux. Si sa coloration politique semble différente qu'en Chine, le mouvement maker français ne semble pas devoir lui non plus incarner un changement de fond, du moins dans son développement actuel.