Filmphot - Le projectionniste et l'image

Cet article est une « synthèse introductive » à mon intervention dans le cadre d'une table ronde de professionnels, à l'occasion du colloque international Filmphot - Penser la photographie du film / Conceptualizing Motion Picture Photography à l'Université Rennes 2 les 18 et 19 novembre 2021. Mon intervention doit porter sur mon rapport au concept de photographie du film et son utilisation dans le cadre de ma pratique professionnelle de projectionniste.

Une approche industrielle de l'image

À titre indicatif, un cinéma indépendant de deux salles projette environ 250 films par an, pour un total de 3000 séances qui représentent (grossièrement) 5000 heures de projection. Dans cette approche industrielle de l'image, le rôle du projectionniste est avant tout d'assurer une continuité et une qualité constante de diffusion. Sa pratique professionnelle, de même que son rapport à l'image, sont donc déterminés par une logique d' exploitation cinématographique. La qualité de la projection s'évalue d'abord à l'aune de la fidélité de la restitution des images. Sans outil de collaboration direct avec ceux qui les produisent (diffusion différée de la création, multiples intermédiaires, logique de projet/logique d'exploitation), le projectionniste s'appuie essentiellement sur un ensemble de normes qui constituent le référentiel commun aux professionnels du film. Il évolue donc dans un cadre normatif plutôt que créatif. Les normes restent cependant peu fiables : recommandations sujettes à interprétation, cultures professionnelles différentes, particularités des lieux de diffusion...

L'expérience comme critère décisif

En dernière instance, c'est l'expérience en salle et la réception par le spectateur qui constituent le critère décisif. Si la numérisation des salles a rendu les expériences de cinéma plus homogènes (notamment en raison de normes plus rigides et d'un matériel/logiciel plus souple), la proposition d'une expérience optimale peut toujours être contrariée. La restitution fidèle de l'intention d'origine et l'expérience en salle peuvent éventuellement entrer en contradiction pour les raisons évoquées plus haut, obligeant le projectionniste à arbitrer - une situation rare toutefois. En revanche, la panne et la négligence existent toujours (et plus que jamais ?), un régime de fonctionnement dégradé entraînant dès lors une expérience dégradée. En fin de compte, c'est la culture visuelle du projectionniste lui-même qui lui permet d'évaluer la conformité de l'image qu'il projette et d'en proposer la meilleure version. Elle est le fruit de son expérience professionnelle, en particulier de sa culture normative et de sa connaissance de sa (ses) salle(s). Mais elle est également déterminée par sa propre expérience de spectateur et sa culture esthétique. En principe, un « bon » projectionniste serait donc un « bon » spectateur.

Une évolution radicale du rapport à l'image

En réalité, l'idée d'un projectionniste acteur de l'image et décisif pour l'expérience en salle est partiellement contrariée par l'évolution récente de sa profession. Il y a une dizaine d'années, la conversion des cinémas à la projection numérique a marqué le passage d'un matériau dynamique (la pellicule 35mm), sur lequel le projectionniste avait prise (pour le meilleur et pour le pire), à un matériau inerte (le Digital Cinema Package ou DCP, fichier numérique compressé et chiffré). Concrètement, la pratique professionnelle du projectionniste était autrefois intimement liée au travail de la pellicule : le respect du cadre et du format (montage de la copie, taille manuelle des fenêtres de projection, choix de la focale des objectifs), la justesse de la lumière (alimentation électrique et entretien de la lampe, uniformité lumineuse), la propreté, la netteté et la fixité de l'image (maintien du film, nettoyage voire restauration de la copie) dépendaient largement de lui au moment de la projection. La plupart de ces pratiques ont disparu avec le matériau argentique et n'ont pas été remplacées, le DCP ne se prêtant pas à la modification. Au-delà du changement de support, le savoir-faire auparavant associé au matériel de projection a été externalisé. Un choix qui découle certes d'une opportunité financière (extension du marché pour les prestataires, réduction ou requalification du personnel pour les exploitants), mais qui est surtout devenue nécessaire en raison de la conversion rapide des salles au numérique, du haut degré de technicité que requiert la maîtrise de ces appareils et des multiples spécialités qu'elle mobilise (réseau, programmation, architecture système...).

Polyvalences et diversité des pratiques

La numérisation n'a pas eu le même impact dans toutes les salles. En fait, le poste de projectionniste a évolué presque partout vers plus de polyvalence, mais de manières différentes. Les multiplexes des grands circuits d'exploitation ont généralement éloigné les projectionnistes de leur fonction technique en leur attribuant des tâches diverses qui vont de la billetterie à la sécurité, en passant par l'entretien et le travail administratif. Cette évolution permet une compression du budget de fonctionnement affecté aux salaires qui va dans le sens de la recherche de la plus-value, au même titre que l'exploitation de films à grande audience, la fourniture de services annexes (placement, restauration...) et la surenchère de (coûteuses) technologies immersives. En revanche, nombre de cinémas indépendants tentent d'assumer leur rôle politique et avancent une autre proposition fondée sur la transmission d'une culture de l'image et sur l'animation du cinéma en tant que lieu public inscrit dans la cité. Un choix qui implique un accompagnement technique et le maintien d'un savoir-faire au plus proche de la salle de cinéma, autrement dit la présence d'un projectionniste (1), qui voit ses fonctions techniques élargies (diffusions vidéo à partir de sources multiples, en direct ou en différé, connaissances générales en son, lumière, informatique et réseau).

Le travail de médiation réalisé par l'exploitation indépendante, et en particulier sa mission revendiquée d'éducation à l'image, offre encore à des opérateurs un cadre d'exercice et de formation à la fois technique et esthétique. Leur propre expérience de la salle et leur maîtrise de la norme doivent permettre d'assurer les meilleurs conditions possibles pour alimenter ce travail de questionnement des images. Reste que la disparition du statut de projectionniste et de toute formation publique dédiée mettent en doute la possibilité, à l'avenir, de mener à bien ces missions, alors que la transformation des salles de cinéma semble inéluctable.

1. On se rend compte que le terme de projectionniste est devenu impropre, tant les missions qui sont les siennes aujourd'hui diffèrent du savoir-faire très spécifique, lié à la pellicule, qui le caractérisait auparavant.