La sûreté nucléaire est-elle une affaire de calculs ?
Comme ceux de Three Mile Island (1979) et de Tchernobyl (1986) avant lui, l'accident à la centrale nucléaire de Fukushima (2011) a mis un frein aux ambitions du programme nucléaire civil français, notamment par le renforcement des dispositions techniques et légales existantes visant la sûreté des installations nucléaires. Dans ce domaine, la France s'est dotée en 2001 d'un établissement de recherche désigné, l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN), qui joue le rôle d'expert technique auprès de l'Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), autorité administrative créée en 2006 pour réaliser le contrôle et le suivi des installations nucléaires nationales. En matière de radioprotection, l'ASN s'appuie sur la directive 2013/59/Euratom, déclinaison européenne des recommandations de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR), dont le dernier rapport a été publié en 2007.
Un risque calculé
D'après la CIPR, la gestion de l'exposition aux rayons ionisants est fondée sur les principes de justification et d'optimisation, en régime de crise (accident) comme en régime de fonctionnement normal des installations. Ainsi, l'exposition d'un individu ou d'une population à un rayonnement radioactif, directement ou par l'intermédiaire de son environnement, doit être globalement bénéfique (plus d'avantages que d'inconvénients) et doit rester la plus faible possible. La CIPR précise :
« Le détriment lié aux rayonnements représentera parfois une faible part de ce qu’il faut considérer. La justification va donc au-delà du champ de la protection radiologique. C’est pour ces raisons que la Commission recommande seulement de faire en sorte que la justification repose sur un bénéfice net positif. » CIPR, P-103, 2007, 5.7 (205)
Ce calcul est par ailleurs laissé à la discrétion des autorités nationales, au-delà des recommandations :
« La responsabilité des jugements portant sur la justification incombe généralement aux gouvernements ou aux autorités nationales, afin d’assurer un bénéfice global dans le sens le plus large, pour la société et ainsi non nécessairement pour chaque individu. » CIPR, P-103, 2007, 5.7.1 (208)
On perçoit aisément ce que cette vision du risque calculé peut susciter en controverses dans la population, et en interprétations selon les sensibilités politiques et les régimes.
Sûreté, sécurité et faiblesses
L'IRSN précise de son côté la manière dont ces grands principes sont traduits en fait, avec l'objectif d'éviter les accidents, d'atténuer leurs conséquences (sûreté) et de prévenir les actes malveillants (sécurité). En France, leur mise en œuvre repose sur l'approche graduée, c'est-à-dire la proportionnalité des moyens selon l'importance du risque, et la défense en profondeur. Ce principe fondamental consiste à maintenir des moyens de gestion des risques indépendamment de la situation (fonctionnement normal ou situation accidentelle). Ces moyens incluent la conception et l'entretien des infrastructures, l'anticipation des dysfonctionnements éventuels, le développement d'une culture de la sûreté chez tous les acteurs impliqués et la disponibilité de moyens de gestion de crise en cas d'accident grave. L'IRSN relève néanmoins les point faibles de ce dispositif, notamment la cohabitation de personnels aux cultures professionnelles différentes, les conflits d'intérêts potentiels (entre les missions, les niveaux hiérarchiques…), la culture du secret (industriel, commercial, défense) qui s'oppose à la culture de sûreté qui nécessite surveillance, retours d'expérience et partage de l'information, ainsi que la délégation excessive de tâches critiques aux prestataires et sous-traitants moins impliqués dans les protocoles de sûreté. Ce point est d'ailleurs revenu sur le devant de la scène avec la crise sanitaire de 2020 : dans The Conversation, Olivier Soria montrait que le secteur du nucléaire avait fait massivement appel à la sous-traitance pendant l'épidémie de Covid-19, défiant ses propres protocoles de sûreté.
La fiabilité et le coût de la sûreté
Dans L'électronucléaire en France, publié en 1975, la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT) signalait déjà que la division du travail et des travailleurs, la politique du secret, la privatisation et la sous-traitance étaient des facteurs aggravants du risque accidentel. En particulier, l'organisation managériale du travail semblait favoriser des prises de risque plus grandes pour les travailleurs, impliquant une diminution potentielle de la fiabilité voire de la sûreté des installations. La CFDT distinguait alors la fiabilité et la sûreté comme suit :
« La fiabilité d'un matériel ou d'une installation est sa capacité d'assurer sa fonction prévue sans défaillance. La fiabilité est, pour telle partie du système ou pour le système dans son ensemble, la probabilité de non-panne. La sûreté d'une installation est son aptitude à ne pas causer de dommages matériel ou corporel à l'environnement, au personnel d'exploitation, à la population. Cette sûreté, comme la fiabilité, peut être définie également en termes de probabilités : c'est la probabilité qu'aucun accident, mettant la vie des exploitants ou des populations en danger, ne se produise pendant le temps de fonctionnement d'une tranche de centrale nucléaire par exemple. » L'électronucléaire en France, Syndicat CFDT, p.278.
Le syndicat esquissait plus loin l'équation suivante : une installation plus sûre coûte plus cher, est plus complexe, donc le risque de pannes augmente, la fiabilité diminue, la production utile diminue… et le prix de l'énergie augmente. Un calcul que ne renierait pas la Cour des Comptes. Dans les mois suivant la catastrophe de Fukushima, l'ASN et l'IRSN ont piloté l'évaluation complémentaire de sûreté des installations nucléaires à la demande du Conseil Européen. Cette étude a mené au renforcement (toujours en cours) de la sûreté des infrastructures, impactant l'interminable chantier du réacteur EPR de nouvelle génération de Flamanville déjà en proie à des défauts structurels. En juillet 2020, la Cour des Comptes a estimé que le prix de l'électricité provenant d'un EPR équivalait au double de celui de l'électricité d'origine renouvelable, faisant vaciller un argument central des promoteurs de l'énergie nucléaire.
L'hypothèse accidentelle
Comme l'explique la CIPR, l'hypothèse d'un accident rentre dans le cadre du calcul coût/bénéfice qui préside à l'exploitation du nucléaire, dans la mesure où le gain pour l'humanité est considéré comme supérieur au coût d'une éventuelle catastrophe, jugée peu plausible. Néanmoins, cette hypothèse fait l'objet d'une prise en compte sérieuse et les états exploitant le nucléaire civil préparent et entretiennent les moyens d'y répondre. En France, c'est l'objet du Comité Directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle d'un accident nucléaire (CODIRPA), créé en 2005 et qui rassemble pouvoirs publics, représentants des pays frontaliers, exploitants d'installations nucléaires et représentants des Commissions locales d'information (CLI). Ses travaux ont débouché en 2012 sur la présentation au gouvernement d'éléments de doctrine qui ont notamment permis d'établir en 2014 un plan national de réponse à un accident nucléaire majeur, décliné localement. Ce dernier document rappelle que la responsabilité de l'accident revient à l'exploitant, tandis que celle de la gestion de crise revient à l’État. Les procédures d'intervention y sont décrites en fonction de scénarios établis selon le degré d'incertitude, la localisation (accident terrestre ou maritime, sur le territoire national ou à l'étranger), la nature des installations et celle des rejets. Leur mise en œuvre consiste à articuler des actions prioritaires, ce qui implique un zonage géographique, la division du temps de la catastrophe en phases de gestion distinctes et la hiérarchisation des actions à mener. En phase de transition (soit au sortir immédiat de la phase d'urgence), la mise en place et le maintien des installations nécessaires à la gestion de crise, la prise en charge de la population et la prise d'information (suivi radiologique) apparaissent ainsi comme les priorités immédiates. A long terme, la réappropriation des lieux contaminés devient l'objectif prioritaire. Les errements des pouvoirs publics lors des crises récentes (Lubrizol, Covid-19) laisse néanmoins planer le doute sur leur capacité à appliquer et assumer les conséquences d'un protocole d'intervention aussi complexe et critique que celui-ci.
Approbation sociale
La prise de décision en situation de catastrophe a récemment fait l'objet d'un article dans les Annales des Mines, basé sur l'audition par le parlement japonais du superintendant de la centrale de Fukushima Masao Yoshida. Ses auteurs Franck Guarnieri et Sébastien Travadel développent l'idée que la sûreté repose sur des modèles abstraits fondés sur la mesure et le calcul, qui deviennent irréalisables en cas de catastrophe. Les gestionnaires de la crise doivent alors jouer contre le temps et prendre des décisions aux conséquences incertaines pour tenter d'agir sur un environnement incontrôlable. Cette situation d'isolement social et moral (responsabilité de la catastrophe, bouleversement temporel, exclusion géographique, absence de contrôle) les amène à devoir se construire un imaginaire inédit, valorisant la prise de risques, en totale opposition avec les principes de la sûreté. Une situation difficile à assumer et à faire accepter, qui les amène à agir « en dehors de toute approbation sociale » et à mentir à tous jusqu'au Premier Ministre comme l'a fait Masao Yoshida. Sans doute, un contrôle démocratique sur les options technologiques permettrait d'en assumer collectivement les coûts et encouragerait le corps social dans son ensemble à faire des choix à même de diminuer les risques afin de les rendre largement acceptables. À cet égard, le modèle des CLI, structures locales d'information et de concertation sur le nucléaire qui rassemblent acteurs institutionnels, économiques et associatifs, mériterait d'être approfondi. Son intégration partielle au CODIRPA depuis quelques années est un premier pas. Mais au-delà de la gestion du risque catastrophique, les enjeux actuels du nucléaire sont nombreux, comme l'a signalé l'ASN au Sénat : le vieillissement, la prolongation, le démantèlement des centrales comme l'entreposage des déchets pèsent sur l'économie du secteur et complexifient son exploitation. Une situation qui alimente les controverses, alors que les conflits d'expertises se multiplient, à mesure que les citoyens s'emparent des questions environnementales et énergétiques.