Spectre : un autoportrait

Je fume une cigarette pour épuiser la fatigue sous le néon du cinéma, dans la fraîcheur de la nuit qui tombe sur le port de Cherbourg. Je travaille comme projectionniste à l'Odéon, le cinéma de mon enfance, pour quelques semaines encore. Les travaux vont bientôt commencer : les projecteurs numériques vont remplacer les projecteurs 35mm, ce sera l'occasion de repeindre le hall, de changer les enceintes, bref, mettre un coup de neuf. La patronne songe à vendre, c'est le moment, trop de temps passé à se crever la santé pour cette affaire. Personne ne sait dire ce que vont devenir les projectionnistes quand tout sera terminé. Il est 23h, je me sens broyé et j'attends la fin de la dernière séance.

Depuis le hall, vide à cette heure-là, j'accède par une porte dérobée au regard à un dédale étroit et sans fenêtres qui se faufile entre les murs des salles de cinéma. Des cartons entiers de dossiers administratifs reposent sur des étagères alignées sur le côté. L'odeur de café recuit, le terne éclairage électrique et l'insupportable bruit de crécerelle du projecteur de la salle 2, au rez-de-chaussée, s'estompent à mesure que je m'enfonce dans les entrailles du bâtiment.

Au premier étage, l'air est déjà plus lourd et le bruit des moteurs, celui des salles 1 et 3, plus grave. De loin en loin, des lampes d'atelier d'une autre époque font surgir de l'obscurité le gris jaunâtre d'un pan de mur nu et lépreux. Les factures et bilans comptables d'en bas ont disparu des étagères croulantes au profit des affiches de films, entassées ici pendant des décennies, embaumant les couloirs de leur odeur de parchemin.

Au deuxième, l'escalier débouche sur le projecteur de la 4. Impossible de dire depuis combien de temps il est ici. En revanche, je sais que ce sont ses derniers jours : il sera le premier remplacé, dès la semaine prochaine. Plus d'odeur de vieux papiers à cet étage, mais celle du vinaigre : on stocke ici le matériel de projection, les vieilles bobines aigries, bandes-annonces périmées, pièces détachées graisseuses et poussiéreuses, mises de côté au cas où. Elles n'auront bientôt plus de raison d'être, mais qui sait combien de temps encore elles resteront là à disparaître lentement, victime d'une banale indifférence ?

Tout au bout du labyrinthe enfin, la cabine de la grande salle s'ouvre comme une boîte à musique. Le projecteur, un vénérable Victoria 5, égrène les images comme une horloge, penché devant l'immense lucarne qui surplombe la salle plongée dans le noir. On y devine tout juste la crénelure des fauteuils du premier rang, devant l'écran éclairé par le faisceau tranchant de lumière pure. Dans la cabine, la lampe d'atelier fait briller l'acier des machines et taille des ombres impensables dans la pièce qui, en se reflétant dans la lucarne, prend des dimensions d'amphithéâtre. Les kilomètres de pellicule défilent, suscitant des changements de teinte fébriles dans le faisceau où danse, paresseusement, depuis une éternité, le même nuage de poussière.

Spectre (un autoportrait)

J'ai pris mon appareil et je profite de la dernière séance pour prendre cette photo. C'est peut-être l'un des tous derniers moments pour le faire, pour garder une trace de ce lieu où j'ai passé ces derniers mois, une trace de ces rituels qui m'ont usé et nourri, une trace de ce regard qui m'a été permis. Le résultat est incertain. Vingt-quatre fois par seconde, une image fixe différente est projetée sur l'écran, masquée par l'obturateur, reprojetée, puis masquée à nouveau. De ces multitudes de fractions d'images, je n'en garderai qu'une, découpée au hasard dans leur flot ininterrompu. Dans la pénombre, j'ouvre grand le diaphragme de l'appareil pour capter le maximum de lumière et je règle l'obturateur sur la vitesse supérieure à 1/24ème de seconde la plus faible. J'essaie de tout prendre : le film, l'écran, la salle, la lucarne, le projecteur, son reflet, les ombres de la cabine. Alors je choisis ce cadre où les plans se confondent, où des perspectives incertaines se croisent, où les regards se fuient. Ce cadre où il ne manque que le projectionniste - à moins qu'il ne soit là lui aussi, en train de disparaître, quelque part dans les ombres.

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