Espace et rapports de domination

Anne Clerval, Antoine Fleury, Julien Rebotier, Serge Weber (dir.). Espace et rapports de domination. Rennes : PUR, 2015. 399 p. ISBN : 978-2-7535-3693-7.

En réponse aux multiples crises sanitaire, économique, politique et environnementale, de nombreux décideurs ont procédé à des arbitrages (concernant l'identification des vulnérabilités, leur priorisation, la répartition des coûts) fondés sur une conception technoscientifique et étroite des risques, appelant à la responsabilité et la prise en charge individuelles. Les conséquences n'ont pas été les mêmes pour tous et toutes, les contraintes se surajoutant parfois aux difficultés, aux frustrations, à la souffrance. L'augmentation consécutive et attendue des inégalités a renforcé un sentiment de vulnérabilité et d'injustice parmi les plus précaires, démultipliant ainsi les conséquences de la crise tout en provisionnant la prochaine. Cet épisode toujours en cours montre que l'étude et la gestion des crises ne peut faire l'économie des rapports sociaux de pouvoir qui participent de leur production. C'est le point de vue des auteurs de Espace et rapports de domination, dont voici un résumé de lecture, qui proposent de penser ensemble les rapports sociaux conflictuels, la production des risques et les configurations spatiales qui en découlent.

L'ensemble des contributeurs de l'ouvrage revendiquent une approche dite critique ou radicale et s'appuient surtout sur l'héritage des géographes marxistes. Les auteurs abordent le rôle des rapports sociaux dans la production de l'espace, selon l'approche matérialiste résumée comme telle (p. 11) :

« À travers cet ouvrage, il s'agit de mettre en avant et de discuter l'approche matérialiste des rapports sociaux de domination. Dans cette approche, les rapports sociaux de domination sont pensés comme des rapports inégalitaires sur une base économique qui fondent des groupes sociaux antagonistes. »

Les rapports sociaux sont donc envisagés dans leur conflictualité. Plusieurs idées sont mises en exergue par les différents auteurs.

Formes de domination...

Les formes de domination (classe, race, genre) et d'exploitation (capitalisme, patriarcat...) non seulement coexistent, mais sont consubstantielles et coextensives. Irène Pereira s'appuie sur les travaux de Danièle Kergoat pour montrer que les formes de domination s'actualisent en comportements similaires et se confondent à l'échelle des pratiques sociales : c'est le concept de consubstantialité. Ces formes de domination se nourrissent entre elles, se « co-produisent et se reproduisent mutuellement » (D. Kergoat, 2011, citée p. 112) : c'est le concept de coextensivité. Le concept de consubstantialité est étroitement liée à celle d'intersectionnalité, qui désigne la convergence des rapports de domination de classe, de genre et de race. Anne Clerval et Christine Delphy donnent l'exemple du patriarcat :

« Le patriarcat est un système économique, au même titre que le capitalisme ; il est un système de production domestique, qui concerne le travail accompli au sein de la famille. »

... et configurations spatiales

Les classes sociales structurant les rapports sociaux sont considérées comme « reposant sur une base matérielle d'exploitation économique, comme dans le cas des classes de sexe » (Irène Pereira, p. 111). Ces rapports sociaux sont adossés à des configurations spatiales qui peuvent varier selon les contextes. Cette idée est traduite ainsi par Fabrice Ripoll (p. 97) :

« La structuration spatiale des rapports sociaux a bien évidemment des effets, ou plutôt : des rapports sociaux ayant une certaine configuration spatiale n'auront pas les mêmes effets sur les pratiques et les représentations que des rapports sociaux en ayant une autre. »

L'espace est entendu ici comme la dimension spatiale de ces rapports sociaux de domination, en tant que produit de ceux-ci. Il peut constituer une ressource, un enjeu, un instrument de domination ou d'émancipation, selon les stratégies d'action des groupes sociaux. Cependant, considérer que la configuration spatiale est à l'origine du rapport de pouvoir (ex : polarités centre/périphérie) amène à dépolitiser les rapports sociaux, la domination étant le fait d'une classe sur l'autre. Irène Pereira livre dans son article, en filigrane, une critique du spatialisme (qui fournissait à l'espace une essence, donc une capacité d'action). D'une manière générale, les auteurs soulignent l'importance de cette « structuration verticale de l'espace » (c'est-à-dire structuré d'après les rapports sociaux de domination ; Sabine Planel, p. 99) et le rôle des organisations dans la la production de cette structure. D'après Sabine Planel, l'espace est en ce sens révélateur de la distribution, de la dynamique et de l'articulation des rapports de pouvoir.

Risque, environnement, enjeux de pouvoir

La production et le traitement des risques environnementaux fait l'objet d'un intérêt particulier. Alexis Sierra montre que le risque peut être transformé en instrument de domination par les pouvoirs publics, au sens où 1) les représentations sociales du risque qui président aux politiques environnementales sont celles portées par les médias, experts et autorités ; 2) le risque est utilisé comme argument pour faire accepter les politiques de développement de la ville qui désignent les populations vulnérables comme productrices de risques (désordre, auto-construction,absence d'encadrement... p. 329) :

« Face aux dangers de dilution de l'urbanisme moderne et à la montée du sentiment de désordre, transformer l'incertitude en risque est le moyen de concevoir des politiques mobilisatrices et volontaires conformes aux tenants de la ville moderne. »

L'ensemble des auteurs identifient un tournant néolibéral des États autour des années 1980, qui correspond d'une part à une aggravation des inégalités et à une généralisation des processus de domination, et d'autre part à une « renaissance » de la géographie critique ou radicale. Ce tournant néolibéral a affecté l'organisation politique du territoire (et donc la structuration verticale de l'espace), via la décentralisation et le désengagement de l’État, qui ont favorisé la mise en concurrence des territoires. En conséquence, la mise en concurrence des universités a orienté la production de savoir sur la question du risque vers l'utilité sociale. Le discours qui en résulte a porté aux nues le concept de résilience, au détriment de celui de vulnérabilité, considérant de ce fait le risque comme extérieur au système. On peut considérer qu'il s'agit d'une période de naturalisation et de dépolitisation des risques environnementaux.

L'exemple donné par Renaud Bécot illustre particulièrement bien ce processus. Jusque dans les années 1960, patronat et syndicats consolident leur pouvoir et affirment leur légitimité sur l'espace du travail, en s'appuyant sur l'héritage législatif relatif à la santé et aux risques au travail. Les murs de l'usine symbolisent physiquement cette frontière avec l'espace extérieur. Par ailleurs, l'expérience de l'environnement hégémonique dans les classes populaires est celle des ouvriers masculins des grandes unités industrielles. Dans les années 60, la question urbaine (imbrications des logements et des industries) émerge dans le discours syndical. Si les approches sont différentes selon les contextes (syndicats majoritaires, rural/urbain...), le cadre de vie est globalement reconnu comme unité pertinente pour l'action. Les Unions Interprofessionnelles de Base (UIB) et les Unions de Pays (UP), organisations territorialisées de défense du cadre de vie, sont créées à cette époque. Depuis les années 80, on assiste à nouveau à une polarisation environnement/santé au travail. La question environnementale devient le monopole de l’État et sort de l'usine à la faveur de l'invention des politiques publiques de l'environnement.